Sitologie réelle
:
quelques réflexions
J'ai commencé
mes travaux dans le paysage, dans et avec la nature, en 1972, au Danemark.
Paradoxalement, c'est en quelque sorte l'atelier qui m'y a conduit. Je
m'explique: lors de mon premier séjour en ce pays, j'y ai retrouvé
mon vieil ami, le sculpteur Robert Jacobsen, qui avait quitté la
France en 1969 après y avoir vécu plus de vingt ans et s'était
installé au Jutland. Durant une semaine, dans son atelier, nous
avons interminablement discuté de ce qui nous anime, du pourquoi
de l'art et d'une vie
consacrée à l'art et de bien d'autres questions essentielles,
mais bien peu d'esthétique.
Après l'avoir quitté, travaillé par toutes nos discussions,
j'ai spontanément improvisé de menus dispositifs révélant
l'action des forces naturelles (humaines, météorologiquespluie,
vent, marées, croissance végétale) en divers
lieux du Jutland et principalement au bord de la Mer du Nord.
Je me trouvais en effet dans une fort pénible situation de blocage
où le film, la sculpture, la peinture, voire le happening que j'avais
pratiqués jusqu'alors ne me semblaient plus pouvoir répondre
aux vifs questionnements de l'après soisante-huit.
Si le Land Art américain me parut une ouverture passionnante et
fort conséquente, les démonstrations de force brutale tant
dans l'échelle des réalisations que dans les moyens utilisés
(dynamite par exemple chez M. Heizer) ne me convenaient guère;
de toute façon leurs colossaux coûts financiers restaient
hors de ma portée !
Passionné par ce qui se découvrait là, j'ai multiplié
les expériences au cours de voyages (Écosse, 1973, 1974;
Mexique, 1975; Égypte, 1976 Cyclades, 1977; Antilles, 1978, 1981;
Açores, 1981, etc., et ce jusqu'à ce jour). Travaux inséparables
de, et conditionnés par, les données topographiques, climatiques,
culturelles et autres, des pays visités.
Parallèlement, j'ai travaillé en un site privilégié
de 1973 à 1979, sis à Barbechat dans la campagne nantaise
où j'ai mon atelier. Là, le rythme des saisons et leurs
conditionsje dirais leurs expressionsclimatiques et météorologiques,
les données spécifiques, entre autres culturelles, de ce
lieu à l'abandon après avoir été structuré
et occupé, m'ont conduit à définir et à appuyer
ma recherche théoriquement.
Un texte publié, pour la première fois en 1981 dans le catalogue
Skulptur-Natur, Stuttgart, 1981, explicite ces préoccupations :
Sitologie réelle
Tous mes travaux en divers milieux naturels résultent d'une intuition
et d'une réflexion qui m'ont conduit, en un premier temps, à
basculer le rapport intérieur/extérieur. Situation expérimentale:
une interrogation actuelle sur la « nature » ne peut se mener
pour moi sans un questionnement et une découverte de ma propre
nature, du corps dans toutes ses constituantes.
Cette recherche n'est pas formaliste mais s'incarne, qu'il reste ou non
des traces visibles. Elle vise à une compréhension interne
des lieux et de soi-même en tant que lieu, par une action faite
en collaboration avec ceuxci et les éléments. Appara^~t
alors un nouveau lieu de sensibilité: maniiTestation du site considéré
comme étant un organisme vivant et modification de soi-même
par une approche intérieure et physique qui exclut toute projection
agressive.
Nature
Notion à travailler désormais dans l'infime et le morcelé,
dans les no man's land, tant tout est devenu artificiel et surtout dans
les rapports à établir: faire silence et activer ces marges.
Lieux
Rivages, plages, landes, lisières et tous lieux intermédiaires
où l'élaboration naturelle ne cesse de se remettre en cause,
de se défaire.
Lieux où lentement la structure humaine du paysage est soumise
à la poussée naturelle. Apparition/disparition, émergence
d'une nouvelle situation impliquant un nouveau regard.
Lieux irréductibles, comme le Windberg, dont la topographie est
un long défi, non encore relevé, à toute activité
utilitaire, et de ce fait souvent investis et extrêmement «
chargés » même sans aucune trave des désirs
ludiques et spirituels.
Nature/Éléments
Mouvements solaires, vents, pluies, grêle, gel, givre, neige, de
l'impalpable à l'extrême fixation par le recouvrement, les
jours et les nuits, les saisons: non pas leur faire de l'art mais s'accorder
à leur rythme et poser des dispositifs qui, en leur ménageant
le passage, veillent à leur restituer la parole de leurs actes.
Matériaux
Pierres et Roches
Une autre dimension : une interrogation énigmatique. Pas le chaos
inhumain et menaçantle symbolisme de la pierre brute et de
la pierre taillée me parait éluder la questionmais
quelque chose comme la matière de mes rêves, une présence
muette qui me porte. Associé à d'autres matériauxsouvent
usinés, j'ai utilisé pour de nombreuses pièces
le schiste « rouillé » des Coteaux de la Loire, en
amont de Nantes.
Éclats bruts à porter en veillant à s'accorder avec
leur poids, leur forme.
C'est en déblayant des ruines que j'eus l'idée de Notes/10
Sculptures.
Notes, parce que moments improvisés, de peu d'importance. Petit
répertoire, inventaire d'un jeu du corps et de quelques pierres.
Notes limitées par le moment, le temps (et la longueur d'une bande
vidéo) de dix sculptures. Sculptures parce que travail sur et avec
l'espace, parce que formulation. Travail non plus violent du corps imposant
une forme à la pierre, mais étroite relation du corps avec
des pierres.
Ici la sculpture est aussi le corps. Le corps définit la sculpture
sans projection. Espace, sculpture, sculpteur: trois corps en élaboration.
Les deux roches/bornes de Waldrand, les amoncellements de certaines pièces
de la suite Un aspect du silence, le terrassement circulaire de Windberg
sont des mises en situation qui n'altèrent pas les qualités
matérielles et « vibratoires », énergétiques
du minéral mais, au contraire, les dévoilent et les amplifient
en les confrontant à l'expérience de la rencontre.
Bois et Branches
Branches, fûts, troncs. Énergie ascendante/montée
de sève, passage, trajectoire qui prend corps. Toutes mes utilisations
du bois brut ont pris en compte et amplifié ces aspects dynamiques.
Je considère cela en rapport avec ma pratique du dessin (tensions,
détentes et traces, écriture).
Il me plaît d'imaginer que le regard est la sève des troncs
d'arbres tronçonnés des pièces intitulées
Gués
Respiration
Double mouvement, de l'un à l'autre et toujours Entre: à
mes interventions en extérieur correspond « I'échouage
» de ces matériaux naturels dans l'atelier qui, plus qu'unefactory
est une plage. La nature de l'atelier répond à celle de
« I'atelier naturel ».
Nature
Surgissement du refoulé de l'Occident (la nature serait-elle l'inconscient
de notre civilisation ?) : la mise en vue, peut-étre intolérables
à certains, d'immondices, de déchets. Les onze pièces
constituant les diverses versions d' Un aspect du silence ont été
rapidement détruites
Voyages
Plongée violente dans un autre espace. « Faux-pas »
souhaité et assumé dans toutes ses conséquences.
Chambardement de la perception.
S'ajuster à ce qui surgit, laisser aller. Vases communicants. Stade
peu confortable : ca tire de partout. Rêves nombreux, dynamiques.
Quelques cauchemars aussi.
Cela s'est accompli, presque à mon insu. Waldrand s'est fait ainsi,
sans projet.
À partir de l978, j'ai eu la possibilité de réaliser
de grands « dispositifs permanents »: Waldrand (1978) puis
Windberg (1983) tous deux à l'initiative de la galerie Falazik
de Neuenkirchen, en Allemagne du Nord; Terrasse (1982) créé
pour IGA 83 à Munich; Condition 6 (l986) sur l'invitation du musée
Rodin, Paris, pièce réétudiée pour le FDAC
du Val-de-Marne et installée définitivement au Parc du Plateau,
à Champigny-sur-Marne; Oblique haute 2 (1990) installée
à Ivry-sur-Seine.
Le site de T0rskind, Egtved, Danemark (1986-1992), constitue une aventure
singulière et l'aboutissement de cette recherche. Il a été
réalisé en collaboration avec Robert Jacobsen sur invitation
de la commune
d'Egtved.
A propos de ces dispositifs, j'ai souvent parlé de « tables
d'écoutes » et de « plaques sensibles ». Bien
que mettant en uvre des matériaux souvent très denses
et très lourds (roches brutes, troncs d'arbres, plaques et poutrelles
métalliques) ainsi que des moyens conséquents (engins de
levage), ils définissent des lieux où le fixe change imperceptiblement
ou rapidement selon les conditions météorologiques et révèle
l'éphémère (plaques brûlantes sous l'effet
du soleil, réfléchissantes sous la pluie ou
lustrées de gel).
Il ne s'agit en aucun cas de sculptures dans un parc de sculpture. Le
paysage est la sculpture. Ces pièces, aussi matérielles
qu'elles soient, fonctionnent comme les aiguilles de l'acupuncteur : elles
doivent déclencher, faire « bouger » des « choses
» ailleurs, tout comme le bâton de l'enfant qui tape sur le
cerceau en accélère la course ou en modifie la trajectoire.
Ces dispositifs m'ont permis de développer une inclination pour
des espaces fortement structurés selon leurs ressources (situation
topographique par exemple), ce qui est déjà visibledifféremmentdans
les travaux éphémères.
Grâce à l'élément minéral, les réalisations
situées en milieu urbain révèlent une nature oubliée.
Elles veulent « faire signe » en un espace désormais
indifférencié.
Je n'aime guère les « arrangements » esthétisants
(fussent-ils composés exclusivement de matériaux naturels
!), le néoprimitivisme rustique qui se répandent actuellement
dans les manifestations dites d'« art-nature ».
Mes travaux éphémères, toujours improvisés,
nourrissent souvent parfois de nombreuses années aprèsl'élaboration
des grandes installations permanentes. Les uns et les autres me sont une
« géomancie poétique ». L'intuition, vivement
active, et la mesure du corps dans toutes ses dimensions, vont à
la rencontre des forces naturelLes, les déchiffrent, s'y allient
pour en révéler les tensions, mettre en évidence
équilibres et déséquilibres.
Jean CLAREBOUDT
|