EN DIAGONALE D ‘E S P A C E PARTICULIERS jean Clareboudt (1991)


....J'ai entrepris Travail au noir, édité par Franck Bordas, à l'exact milieu: double page qui, déployée, ouvre le volume vers la droite ou la gauche, vers son début et sa fin mis à plat, juxtaposés.
Ailleurs—Journal de bord(s)/Cargo 7, toujours chez F. Bordas—pagination de 1 à 7 et de 7 à 1 accentue le vide dissociant les deux cahiers non reliés constituant l'ouvrage.
Le pli, le pliage m'a souvent retenu: Plier en deux, casser un espace en deux zones irrémédiablement liées et opposées.
Pourtant Mitoyenne 3, confrontant des textes de Patrick Garcia aux miens à propos de plis (éditions Ecbolade) n'est pas orné d'une multitude de pliages. Bien au contraire l'unique pli n'est même pas visible, puisque scellé dans le brochage.
- Plier en trois, en quatre ou plus, détermine une scansion, un rythme où l'on convoque l'accordéon et le paravent qui ne font plus guère partie de notre registre formel. Ces plis rapprochés me font plutôt penser à une partition, à un livret musical, à une improvisation de cut-up, de collages, bien que le jeu ne permette guère de combinaisons formelles. Le paravent lithographique réalisé pour Une chanson de Jacques Demarcq (chez Muro Torto) répond ainsi bizarrement à l'accordéon de texte construit sous le signe de l'articulation de la colonne vertébrale.
Refermer lentement une double page striée d'une diagonale comme celles rythmant How things beur their telling d'Ann Lauterbach édité par Collectif Génération m'intrigue: le repliement rouvre la page dans un mouvement de ricochet.
Froisser, c'est, regard lointain, ramasser dans le creux de la main un espace lisse, irrémédiablement détruit en une détermination, une violence calme et quelque peu effroyable.
De la Suite ridée, éditée par Artista, reste un discret frémissement et le souvenir du visage de l'ami Jean Degottex. Tandis que les papiers japon encollés autour des entailles du tirage de tête de Pierrot Valet de la mort évoquent, pour le pocte, pagnes, sous-vêtements féminins et une érotique des plis.
Serrer, pincer: se concentrer sur la vive sensation d'étonnement de tenir une double page vide, espace nocturne de Travail au noir à prendre « avec des pincettes », celles du métier de lithographe.
Plus violemment rayer, griffer. Comme dans le froissage, le papier crce dans l'instant du geste son système, son fonctionnement lumineux. Arracher, retourner, révulser, mettre sens dessus dessous, étranges plages! Poinçonner, crever, percer: astres vides, trous noirs dans le papier noir de Une catustrophe de Claude Minière chez Carte lilanche. A l'inverse et parfois dans le même ouvrage, Sitologie mnémonique, édité à compte d’auteur, lier et relier, coudre en vis-à-vis de regards et de fenêtres.
Superposer, surcharger, ainsi la couverture d'Éclats de Jean-Marie Gibbal est-elle gribouillée par la superposition de tous les repères de niveaux des sept moments du livre. Une autre sorte de mise à plat.
Quelques exemples de débords rcels maintenant: des lattes de bois blanc, en oblique, prélevées sur des cageots en ce qui concerne l'ouvrage
d'Ann Lauterbach chez Collectif Génération; une petite branche de noisetier cousue au dos de La couverture toilée du tirage de tête de la revue Impasses (aujourd'hui disparue) où j'ai repris le principe des porte- journaux des pubs anglais et des gasthaus allemands.
Débords qui, le plaisir de la manipulation, de la consultation passé, posent d'irritants problèmes de rangement à l'amateur, j'en conviens !

MATIÈRES ET MATÉRIAUX
Le papier me va bien. Très attentif aux textures, j'ai utilisé des purs
chiffons comme celui du Moulin de Larroque, toutes sortes d'Arches et vélins d'Arches, des Cansons, des papiers offset, divers calques— notamment le calque cuir qui n'est plus fabriqué aujourd'hui—des films plastique transparents. J'aime particulièrement les papiers japon
ordinaires, pas trop élaborés, comme ceux que l'on peut trouver là-bas dans les boîtes de pâtisseries. Mais j'ai tout autant employé des journaux, des cartons garnissant
(en protection) des boîtes de films de photogravure, d'autres recyclés, d'emballage de bobines de papier journal récupérés dans les imprimeries de la presse parisienne. Matériaux de la couverture de KàtBà'xe, édité par Artista, les lithographies des deux livres édités par Michel Nitabah en hommage à Ania Staritsky, l'un avec Guillevic, I'autre avec Michel Butor, par contre—du moins dans le domaine du livre qui nous concerne ici—je n'ai jamais détourné les macules par trop belles ou trop opulentes.
Peaux de chèvre, végétaux séchés, rubans adhésifs, cassettes magnétiques enregistrées, photographies, ficelles, cordes, fils de laiton, terre, verre peuvent compléter l’inventaire. Curieusement Sitologie mnémonique qui convoque un lieu absent, disparu, est le plus matériel—ou du moins concentre la plus grande variété de matériaux—de tous les ouvrages réalisés à ce jour.
Transparences et semi-transparences, par simple contact avec la feuille de dessous, entre deux pages, crcent souvent un trouble visuel ou une profondeur spatiale auparavant insoupçonnés (Deux dédicaces édité par C.E.P. et Kà/Bà'xe).

TOUT SE PASSE ENTRE LES PAGES
Transparences lustrées similaires aux traces d'escargots ou celles, humaines, de salive, de sueur, de sperme; humeurs ici définitivement fixes et aqueuses sur le noir d'anthracite face au texte d'encre blanche— quelque peu altéré par le fond—vermicules de sons qui semblent s'élaborer patiemment tel un massif corallien (Une catostrophe de Claude Minière, déjà cité).

TOUT SE PASSE SUR LA PAGE
Encre de chine, acryl blanc, rouge et terre d'ombre, polymer médium. Crayons et mines, noir, rouge, bleu, copal. Encres de sérigraphie, de lithographie, encre et pression de la typographie.

TEXTES ET COMMENTAIRES
J'ai travaillé en collaboration avec Michel Butor, Hubert Besacier, Jacques Demarcq, Patrick Garcia, Jean-Marie Gibbal, Guillevic, Ann Lauterbach, Gérard Macé, Claude Minière... Étudiant aux Arts appliqués dans les années soixante, je n'arrivais pas à comprendre comment Picasso et Éluard, que le professeur d'histoire de l'art citait en exemple, avaient pu se rencontrer et travailler ensemble !
Cela s'est fait tout seul, de même que les rencontres avec les amis éditeurs Artista, Franck Bordas, Collectif Génération, C. E. P., Ecbolade, Muro Torto, Michel Nitabah.
Mes propres textes-Travaux danois, édité à compte d’auteur ou Journal de bord(s)/Cargo 7, déjà cité—viennent des carnets de travail et de voyage, inscrits souvent dans l'urgence de la sensation, de la situation ou du surgissement. Ils sont la plupart du temps réécrits avant publication afin de gagner en concision et d'être au plus près de l'impression initiale.
Les carnets, plus que des réserves d'idées, sont comparables à des plages, à des plaques sensibles « Cela vient de partout », disait Gérard Macé à ce sujet. Tout autant qu'ils sont échouages et dépôts, ils font filtres, zones de passage, de décantation, de cristallisation.
Le livre lui, serait le résultat de ce passage obligé, noyau dur, équivalence de la sensation première ou, je l'espère, ayant le pouvoir de susciter une réaction équivalente et autre.
Les livres s'inscrivent toujours dans le registre des préoccupations du moment. Ils ont à voir avec les dessins et autres travaux sur papier, avec les sculptures, mais ils ne sont jamais une application, une variante de ceux-ci. Ils me permettent par contre de pousser plus loin, aux confins inexplorés de ces préoccupations.
Mon travail—tout alimentaire soit-il—dans la presse quotidienne parisienne, s'il m'a familiarisé avec les techniques de reproduction et d'impression, m'a tout autant fasciné par ses opérations continuelles de marquages et de cadrages, toutes inscriptions qui ne valent pas en elles- mêmes mais pour le vide non maculé qu'elles désignent.
De même, I'utilisation de la photographie dans certains de mes livres est en relation directe avec l'usage qui en est fait dans la presse. J'ai appris là qu'outre la fixation d'un événement, d'un instant, la photographie est tout autant un matériau manipulable, recadrable, retouchable. Le tramage m'a retenu: la trame sérigraphique a fortement altéré la lisibilité d'un constat photographique des Travaux danois, relayant ainsi graphiquement un processus d'érosion par les conditions météorologiques entrepris sur le terrain.
La « grosse trame » des illustrations photographiques de Journal de bord(s)/Cargo 7 a été choisie en relation avec le grain du papier Arches et celui de la mine copal. Si la définition de l'image y perd un peu, elle y gagne en intensité de noir et rejoint les autres éléments du procédé lithographique.
Ce bref parcours « En diagonale », inventaire d'espaces, de matières,
de textes et de procédés n'explique rien, j'en suis conscient, des
motivations, du « faire » et des résultats.
Vous reste le plaisir de la rencontre avec des espaces particuliers.

Atelier Calder, Saché, septembre 1991.